En Rue [1] contrarie l’effort de définition. Avec quels mots restituer cette expérience ? Avec quels cadres d’analyse la questionner ? Le projet est multiple, et change fréquemment de visage au cours d’un même chantier. Parfois ventriloque, un peu transformiste, il parle à plusieurs voix et revêt de nombreux aspects.
Ainsi que le font chaque matin les ouvriers-citoyens d’En Rue, en début de chantier, le sociologue lui aussi ouvre la porte du camion et déballe ses outils [2]. Une clé de douze ou de quatorze ? Un tire-fond ou une vis classique ? [3] Michel Foucault recourt à la métaphore de la boîte à outils pour inciter ses lecteurs à extraire de son œuvre les cadres d’analyse et les éléments de méthode qui leur seront utiles pour leurs propres travaux. Avec quels concepts se mettre au travail, et pour fabriquer quelle recherche ?
Un outil intéressant pour étudier le projet En Rue pourrait être le concept-image de « geste ». Cet outil d’analyse joue à la fois comme concept et comme image. En tant que concept, il fonctionne classiquement comme un instrument de lecture. Il permet de se rapporter à une réalité et de la « lire », de la décrypter et de la déchiffrer. Et, comme toute image, par analogie et métaphore, il donne à « voir ». Il rend visible une réalité latente, ainsi qu’il advient d’une pellicule photographique lorsqu’elle est exposée à un révélateur. « Geste » me semble donc d’un recours utile pour déchiffrer et imager les chantiers En Rue.
Son choix effectué, l’outil conceptuel en main, le sociologue commence à travailler.
Je reviens vers deux chantiers qui se sont tenus au printemps 2018, et je me remémore des situations vécues dans le quartier Degroote à Téteghem.
À l’occasion d’un chantier, En Rue remet en état des terrains de boules, trois dans mon souvenir, installés dans le parc situé au centre du quartier. Ils sont envahis par l’herbe, surtout sur leurs pourtours. Avec Martine, ma collègue sociologue, et Claudine, une habitante du quartier, nous attrapons des binettes et nous commençons à désherber. Très vite, je (re)trouve le rythme propre à l’usage de cet outil. Un coup sec pour tailler les racines, juste en surface pour ne pas creuser de trous et bosseler le terrain, puis, d’un second mouvement, le renvoi de la touffe d’herbe en arrière, laissant libre et propre le terrain devant soi. Un pas en avant et une nouvelle motte d’herbe est tranchée et retirée du sol. Et ainsi de suite, à un rythme lent mais très régulier. Le binage est un geste classique de jardinage ; je l’ai souvent pratiqué. J’apprécie sa cadence et sa régularité. Il est propice à la discussion, lorsque nous jardinons à plusieurs, ou à la rêverie. Les discussions s’installent, l’esprit s’évade, sans doute en raison de cette avancée très rythmée du travail et de son caractère agréablement répétitif. Le binage est vraiment une des ritournelles [4] familières du jardinier, même s’il peut, dans la durée, devenir très fatiguant.
Un geste nous « prend », nous saisit. Il capte notre attention, accroche nos affects. À chaque geste sont donc associées certaines sensations, couleurs, expressivités, tonalités, intensités ; en fait chacun d’eux installe des dispositions sensibles et affectives qui lui sont spécifiques. À chaque geste son atmosphère, à chaque geste son ambiance, à chaque geste son décor. Le binage, pour sa part, berce les sens ; ce que ne provoquera pas le geste de bêcher ou celui de piocher, car ils sont plus heurtés, ils opèrent par à-coups et en force. Chaque geste possède une « texture » particulière (des rythmes, des couleurs, des sonorités, des attentions [5]).
Le propre d’un geste est qu’il ne s’exerce jamais de manière isolée. Il éveille toujours en nous d’autres gestes et de nouveaux désirs (de faire). Il crée les conditions favorables à d’autres activités. Les gestes fonctionnent beaucoup par association ; au binage, j’associe la conversation (le bavardage) ou la rêverie. En raison de sa tonalité, de son rythme, de sa couleur (en fait de sa « texture »), un geste en appelle d’autres, et parfois de manière surprenante. Un geste très matériel et physique va pourtant inspirer des dispositions réflexives, contemplatives ou rêveuses.
Un geste ouvre toujours à d’autres, par des jeux d’affinité souvent insondables. Des connexions opèrent, des rapprochements s’esquissent, des liens s’établissent, sans que l’on puisse forcément en découvrir les raisons. Un geste s’associe à d’autres et ils nous embarquent, nous emportent. Nous sommes « pris », parfois réellement « saisi », et nous ne comprenons pas toujours comment. Nous n’en avons qu’une conscience très partielle. Quelque chose passe, « transite », d’un geste à un autre, du plus matériel au plus immatériel, sans que nous puissions clairement identifier comment ces déplacements d’attention opèrent, comment ces circulations de désir se réalisent, comment ces accordances de sentiment s’établissent. Quelque chose se propage de proche en proche, vient opérer des connexions inattendues entre activités et, de la sorte, installe une ambiance (de travail), une atmosphère (relationnelle) ou, encore, un ton ou une couleur qui singularise une situation. N’importe quel observateur ou acteur des chantiers En Rue le ressent. Les chantiers En Rue renvoient une atmosphère bien spécifique que l’on peut essayer d’approcher avec des termes comme ouverture, attention, disponibilité.
Une scène classique de chantier (En Rue) l’illustre parfaitement. Côme et Christian (collectif Aman Iwan) travaillent sur l’aménagement d’un module. Ils ont prolongé un équipement existant – une table et ses bancs en bois, type « pique-nique » – pour y adjoindre un support qui pourrait occasionnellement servir de comptoir pour la tenue d’une buvette lors de fêtes dans le quartier. Je suis auprès d’eux. Ils sont très concentrés sur leur tâche (une pièce de bois à positionner). Des enfants les rejoignent. Immédiatement, ils relâchent leurs gestes et modifient leur attention. Ce changement se lit clairement dans leur attitude corporelle. Leurs corps étaient tendus vers la tâche ; à l’arrivée des enfants, les corps se détendent. Les membres se déplient, les regards se décentrent, les corps se redressent. Leur attitude est accueillante. Ils engagent la discussion et font place à ces enfants (jeunes collégiens) dans leur activité ; très vite, ils les associent au travail en invitant l’un à maintenir une pièce de bois en cours de fixation, en proposant à l’autre de prendre la visseuse électrique et de poursuivre la tâche engagée. Ils ont su modifier leur rythme et concentration de travail. Il s’agit d’un « méta » geste, emblématique d’En Rue. Le projet a cultivé et éduqué cette capacité à se rendre disponible et accessible – un « méta » geste, donc, qui se traduit dans une large palette d’attitudes, de comportements ou d’actions, en fait dans une large gamme de gestes spécifiques, de nature aussi bien corporelle, affective, physique ou langagière. Dans la situation de chantier que j’ai décrite à l’instant, ce « méta » geste (se rendre disponible) a été spontanément engagé : le regard s’est décentré, le corps s’est détendu, l’espace relationnel s’est ouvert, et l’interaction a pu se nouer et une collaboration de travail se développer. Nous sommes dans le ton et dans la couleur En Rue.
Et, de mon côté, je suis toujours en train de biner le terrain de boules. Mais j’avais oublié que je n’étais pas là pour jardiner mais pour expurger ce terrain de ses herbes envahissantes et nuisibles. Je suis à contre-emploi. Un quatrième ouvrier-citoyen nous rejoint sur notre petit chantier et, lui, il sait ce qu’il convient de faire. Il délaisse la lente binette pour prendre fermement en main une bêche à bout carré ; il l’incline et la transforme en lame de bulldozer. Les herbes n’ont pas le temps d’être retournées qu’elles sont déjà expédiées. En quelques secondes, il réalise le travail que j’avais mis de très longues minutes à réaliser. Alors que j’œuvrais la chansonnette en tête, je vois dévaler sur moi une furie punk. Sans transition, je passe de Charles Trenet aux Ramones [6]. J’aurai juste le temps de me déporter sur le côté pour laisser opérer ce bulldozer liquidateur d’herbes, créé spécifiquement et astucieusement pour cette tâche à réaliser. La situation m’a rappelé que les gestes sont accordés ou ne le sont pas. Mon binage n’était pas accordé à la situation, le terrain devait être non pas biné mais débarrassé de ses herbacées intruses. Je n’agissais ni à la bonne mesure temporelle (trop lent) ni à la bonne envergure spatiale (trois terrains de boules à nettoyer).
Un geste s’accorde ou ne s’accorde pas. L’accordance / discordance des gestes est une question énigmatique mais toujours stimulante. Comment les gestes de plusieurs personnes s’accordent dans une même situation, et entrent en affinité ? Il est toujours plaisant, souvent jouissif, dans une situation de coopération de sentir que les gestes des différents protagonistes sont raccords et se trouvent naturellement en phase. Ils s’accordent entre eux, ils s’harmonisent et s’apparient spontanément.
Ce phénomène joue aussi dans le rapport à l’outil. Le geste et l’instrument sont en phase ou non. Le geste se rapporte avec justesse ou non à l’outil utilisé.
J’ai maintenant quitté le terrain de boules, je « visite » les différents chantiers En Rue, je m’arrête et j’observe Claudine. Elle a positionné devant elle une planche qu’elle va poncer. Elle prend en main la ponceuse électrique et, avec fluidité, son corps prend ses appuis, adopte la posture adéquate et trouve son rythme. Claudine a travaillé comme ouvrière en usine. Elle a pendant de nombreuses années utilisé des machines-outils. Son corps en a conservé la mémoire, alors qu’elle est retraitée depuis de nombreuses années. Corps et outil s’accordent facilement. Elle trouve rapidement ses marques. Son geste est juste. Je suis toujours impressionné de la voir travailler. La justesse de son geste et cette accordance entre le corps et l’outil lui permettent de tenir une tâche de ponçage sur un temps long alors même que cette tâche est fastidieuse et peut devenir rapidement éprouvante. Le geste et l’outil font corps, forment le corps et le conforment. Ainsi que l’écrit Yves Citton : « Ce sont les postures que prennent notre corps et notre esprit dans leur interface avec les « choses » (fauteuil, bicyclette), lesquelles existent ainsi « en nous », de même que le stylo existe en creux dans l’attitude que prend ma main au moment de m’en servir pour écrire. Le mode d’existence des objets en nous et pour nous […] : Les choses sont ce qu’elles nous permettent (afford) de faire avec elles »[7].
La notion de transduction [8] est employée pour caractériser ces associations « naturelles » de gestes, ces accordances spontanées entre corps et outils, ces concordances entre agir et situation alors que le motif et la motivation de ces couplages, de cette harmonie et de ces appariements, leur raison et leur cause restent incertains. Elles s’établissent sans que nous en prenions réellement conscience. Un lien s’est établi sans qu’il soit possible de le caractériser. Quelque chose se transmet du corps à l’objet, de la posture à l’outil, du geste à la situation. Une connexion s’installe. Un transfert opère. Le corps s’adresse à l’outil et l’outil au corps. Le geste parle à la situation et la situation au geste. La posture se concilie avec la situation et la situation avec la posture. Entre les gestes, entre les gestes et les outils, ça transfère, ça transpose, ça vectorise, ça traduit, ça convertit. Corps et gestes, gestes et outils, outils et situations sont pris dans ce jeu ouvert et multiple des transductions. De proche en proche… Un toucher à distance…
Ces dynamiques sont majeures dans une expérience comme En Rue, car le projet signe le retour (ou la venue) du « faire » dans l’espace public. Le chantier est ouvert, les activités se réalisent sous le regard de tous, les tâches sont immédiatement vues, connues et, possiblement, discutées ; elles acquièrent une portée (micro)publique. La personne qui affectionne le bricolage, mais qui le fait habituellement dans l’espace privé de son appartement ou de son garage, le fait, ici, de manière apparente, en présence des autres. Le professionnel, habitué à travailler à l’abri des regards, dans un bureau, un atelier ou une salle de cours, exerce, ici, en plein air, exposé au vent et au soleil mais surtout exposé au regard d’autrui – et ce regard est avant tout bienveillant. Les gestes quittent l’intimité de nos espaces privés d’activité pour se présenter aux autres, dans l’espace ouvert et partagé que constitue l’espace public. Cette « publicisation » des gestes est un enjeu qui me paraît important, y compris sur un plan démocratique. Elle est source de découverte et d’enrichissement mutuel.
Nombreux sont les commentateurs et les observateurs de la vie sociale à se désoler de la désaffection des espaces publics, il est vrai fortement captés et occupés aujourd’hui par des activités « privatives » – privatives de liens et de relations – principalement marchandes et commerciales, mais aussi « institutionnelles » (les multiples événements organisés dans l’espace public par les Collectivités et les Institutions publiques). L’espace public se dévitalise. En Rue le (re)vivifie en le (re)peuplant de gestes et d’activités. L’espace public n’est pas uniquement un espace de paroles, un espace de prises de parole, il est aussi un espace d’expériences partagées. « Alors que les gesticulations sont ridicules du fait de leurs excès divers, toute la difficulté de nos existences sociales tient à savoir ‘gester convenablement’ : faire sous le regard des autres ce qui convient aux formes d’interaction que nous avons développées avec eux et qui sustentent notre vie commune » [9]. Ce deuxième aspect est le grand oublié de tous les discours sur la démocratie participative ou la démocratie locale. Un espace public vivant et actif est un espace où la parole se prend mais, aussi, où le geste se partage et les expériences font communauté. « Gester » avec autrui, en sa présence et en interaction avec lui, le faire en quittant son chez-soi et en se risquant dans une relation à l’autre est un enjeu marquant d’une vie de quartier car il est source de coopération et d’apprentissage partagé. « Gester » ensemble (bricoler, jardiner, cuisiner, dessiner, chanter, écrire…), le faire dans l’espace public, peupler cet espace avec la vie (des gestes et des activités) contribuent à ce qu’un quartier se fabrique (un peu plus) en commun.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, juin 2018
[1] En Rue est un projet de rééquipement des espaces publics de quartier populaire en auto- et co-construction, à partir du réemploi de matériaux déclassés ou délaissés, et d’appui technique et professionnel à des initiatives autonomes d’habitant-es. Le projet associe des habitant-es des quartiers concernés, une équipe d’éducateurs, un collectif d’architectes et un chargé de mission « Art et espace public ». Cf. le blog de recherche associé au projet : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/.
[2] Avec deux collègues chercheur-es, Martine Bodineau et Louis Staritzky, nous avons rejoint le projet En Rue dans une perspective de recherche-en-coopération. Le chantier de recherche s’intègre à la vie des Chantiers En Rue et s’inscrit dans le même espace-temps. La recherche est un chantier parmi d’autres, parmi les autres, au même titre que les autres (chantier de fabrication, de jardinage, de construction, de réparation…).
[3] Je n’ai pas idée de ce qu’est une clé de douze ; je recours à cette nomination simplement pour faire image dans mon propos. Par contre, En Rue m’a appris ce qu’est un tire-fond.
[4] La ritournelle est un chant à couplets répétés. Ce concept-image de ritournelle est fréquemment sollicité par Gilles Deleuze et Félix Guattari, in Mille plateaux (Capitalisme et schizophrénie 2), Les éd. de Minuit, 1980.
[5] Martine Bodineau a documenté, à l’occasion d’une chronique photographique, différents engagements corporels du geste (ce que je nomme une « texture ») dans les chantiers En Rue : Corps en mouvement, corps en travail : une mise en image, octobre 2018. En ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/10/09/corps-en-mouvement-corps-en-travail-une-mise-en-image/.
[6] Groupe historique de l’histoire punk.
[7] Yves CITTON, Gestes d’humanités (Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques), Armand Colin, 2012, p. 115.
[8] Je me suis familiarisé avec le concept de transduction à la lecture de la thèse de Swan Bellelle L’approche transductive en analyse institutionnelle : les deux logiques de l’éducation tout au long et tout au large de la vie, Laboratoire Experice, Université Paris 8 – Vincennes Saint-Denis, 2014.
[9] Yves Citton, op. cit., p. 15.
Pour citer cet article : Pascal NICOLAS-LE STRAT, L’espace public en gestes (et en paroles), juin 2018. En ligne : https://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/lespace-public-en-gestes-et-en-paroles/.