Dans le cadre d’une recherche conduite dans deux quartiers populaires à Saint-Pol et Téteghem (Communauté d’Agglomération de Dunkerque), avec Martine Bodineau et Louis Staritzky nous développons une « permanence de recherche » associée au projet En Rue [1]. Ce projet vise à rééquiper les espaces publics en co- et auto-construction avec du matériel de réemploi. En tant que chercheur-es, nous nous associons aux chantiers, et la sociologie fait elle aussi chantier, dans l’espace public, dans le même espace-temps que les autres activités de construction et de fabrication du projet En Rue.
Notre « permanence de recherche » vise à associer les habitants et les professionnels, dans la durée, à une démarche de recherche-action à partir de questions qui leur importent ; elle concernera la vie du quartier et sa transformation, les façons d’habiter un quartier, les mobilités à l’intérieur et à l’extérieur du quartier… Ces questions deviennent, pour le sociologue et pour les personnes associées, des « sites de problématisation » [2], à savoir des « espaces de délibération » où prennent forme les enjeux, où ces enjeux peuvent être documentés (à partir d’observations, d’entretiens, de données communiquées par les institutions publiques…) et où ils sont « délibérés », débattus et controversés. Il s’agit, dans le cadre de la recherche-action, de contribuer à ce que les questions se partagent et deviennent ainsi « d’intérêt commun ». Cette dynamique de questionnement et de problématisation « outille » démocratiquement les habitants et les différents professionnels en favorisant la maturation des enjeux, leur explicitation et donc, conséquemment, leur prise en compte dans le débat public. Cette réflexivité apportée par la recherche-action « capacite » collectivement les habitants et renforce leur « expertise d’usage ».
Cette dynamique de recherche-action contribue aussi à ce que les habitants associés décryptent et s’approprient les dispositifs et dispositions de la politique urbaine qui affectent profondément leur vie. Elle représente ainsi une forme de « vigilance démocratique », avec l’appui d’un travail de documentation, d’enquête et de problématisation, par rapport aux différents « chantiers » en cours dans leur milieu de vie (construction, aménagement, création d’équipements publics…). Elle crée des contre-points (d’intérêt commun) vis-à-vis de l’expertise des différents professionnels mobilisés par ces chantiers, en rendant visibles des enjeux qui restent souvent masqués (en particulier ceux affectant la vie quotidienne), en contribuant à ce qu’ils soient lisibles par l’ensemble des acteurs en présence (par des jeux de traduction. Rendre lisible pour un architecte ou un paysagiste des expériences de vie très ancrées dans leur quotidien) et en contribuant à ce qu’il puissent se « dire », qu’ils deviennent « dicibles » (sous la forme de récits, de narrations, de conférences gesticulées, de chroniques…) et donc « entendables ».
La recherche-action [3], parce qu’elle s’inscrit dans la durée et la continuité (permanence), peut favoriser une nouvelle « écologie de l’attention » [4], profitable à l’ensemble de la dynamique urbaine, en portant attention et considération à des questions qui émergent difficilement dans le débat public et en prenant soin des milieux de vie, surtout lorsqu’ils sont fortement affectés par des processus de rénovation, de réaménagement et de mobilité contrainte ou choisie.
Ces dynamiques prennent forme à travers plusieurs gestes de recherche et gestes de chercheur-e.
La sociologie en chantier. Le chantier est l’unité de lieu et de temps de la recherche. La recherche s’y déroule en même temps que les autres activités, et dans le même temps. Le chercheur fait lui aussi chantier.
Le chantier fait méthode pour le sociologue. Il y installe son travail. Son atelier rejoint les autres espaces de production et de fabrication. Les questions dont il se saisit émergent des différentes activités. Le chantier fait recherche.
Équiper le chantier avec la sociologie. Le chercheur apporte ses outils et ses techniques. Il fabrique dans le chantier, avec le chantier et pour le chantier. La recherche est une ressource. Elle est en appui des autres activités, et réciproquement.
Faire recherche avec les objets. Les objets ont une vie. Qui les a conçus et réalisés ? Avec quels matériaux, matières et outils ? Qui les utilisent et comment ? Les objets ont une histoire et racontent des histoires. Ils nous parlent d’usage et d’imaginaire, d’envie et de rejet.
Faire recherche en situation. De nombreuses questions, techniques et de conception, se posent en cours de fabrication des équipements urbains. Elles sont liées à une situation précise et c’est dans cette situation, et avec elle, qu’elles sont traitées. Le sociologue adopte la même méthode.
Le chantier se met en recherche. Quand une situation problématique se présente, elle sollicite l’attention de tous. Le chantier s’assemble. Quel matériau utiliser ? Où le trouver ? Comment fabriquer une pièce ? Le chantier se met en recherche. Le chercheur y participe.
Les outils à la main. Chacun arrive sur le chantier avec sa boîte à outils, le sociologue pareillement. Les outils sont déchargés du camion. Ils sont disponibles. Chacun peut venir s’équiper en fonction des besoins de son activité. Les outils de la recherche rejoignent les autres. La sociologie se fabrique à la porte du camion.
Qu’est-ce que le chantier fabrique ? En cours de chantier, des équipements sont construits, des possibilités voient le jour, des coopérations se développent, des enjeux émergent, des désirs s’expriment. Qu’est-ce que le chantier fabrique ? Autant d’humain que de non-humain, autant de matérialité que d’imaginaire. Le chercheur intègre cet enchaînement de fabrication., en y ajoutant ses petites fabriques de sens, d’interprétation, d’observation, de questionnement, de conceptualisation.
La vie en chantier. Lors d’une activité, des questions émergent sur de nombreux plans : technique, politique, esthétique, relationnel, organisationnel, urbain, sociétal. La vie est un chantier permanent. La recherche contribue à ouvrir des chantiers là où ils n’étaient pas nécessairement attendus.
La recherche en traduction. Un équipement est à la fois une question technique, esthétique, urbaine, éducative, imaginaire. Pour chacun de ces aspects il est possible de se mettre en recherche. La sociologie ouvre son atelier à de multiples endroits. Elle se déplace. Elle se développe sous la forme d’une traduction permanente.
Des ponctuations de recherche. Lors de la fabrication des modules, les espaces se modulent. Les intensités varient. La recherche introduit elle aussi son rythme. Elle crée des distances, elle ralentit des situations et en accélère d’autres. Du point à la virgule, de l’exclamation à l’interrogation, la recherche introduit sa ponctuation dans la vie du chantier.
La recherche épiphyte. Un équipement existe avec (par) ses prolongements et ses détournements. Il s’hybride avec des usages, se greffe à eux. La sociologie procède de la même façon. Elle ne se substitue pas aux savoirs à l’œuvre dans le chantier, mais se mêle et s’entremêle à eux. Elle ajoute, prolonge, décale, étonne. Elle est ajoutée, prolongée, décalée, étonnée. La recherche affecte, la recherche est affectée.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, juin 2018
[1] Cf. le blog de recherche associé au projet En Rue : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/.
[2] Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain (Essai sur la démocratie technique), éd. du Seuil, Coll. Points, 2001, p. 298.
[3] Voire en particulier les travaux de Hugues Bazin : Enjeux d’un tiers espace scientifique – Éléments méthodologiques et épistémologiques en recherche-action, 2014, en ligne : http://recherche-action.fr/hugues-bazin/download/methodologie%20recherche-action/2014_Enjeux-dun-Tiers-Espace-scientifique.pdf/.
[4] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, éd. du Seuil, 2014.
Pour citer l’article : Pascal NICOLAS-LE STRAT, Gestes de recherche, juin 2018. En ligne : https://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/gestes-de-recherche/.